Le plaisir et la récréation que procurent la pratique des jeux vidéo ne les absolvent pas de leur statut de média : ils véhiculent des valeurs, des normes et des représentations qui contribuent à reproduire ou à recréer les structures de la société. Parmi les enjeux avec lesquels ils interagissent, celui du sexisme et de la domination masculine est de plus en plus scruté. Mais comment un jeu vidéo peut-il être sexiste, et comment ses choix de narration, de design et de gameplay influencent-ils les représentations de genre ?
Pour creuser la question, nous nous appuierons sur la grille des 6 dimensions médiatiques : production, représentation, langage, typologie, réception et technologie. En appliquant cet outil aux jeux vidéo, nous mettrons en lumière comment le sexisme peut se loger dans chacun de ces aspects, influençant consciemment ou non les normes de genre.
Cet outil, un peu comme un couteau suisse analytique, rend accessible le questionnement de n'importe quel jeu vidéo. Chaque dimension offre une perspective sur le jeu vidéo, certaines étant plus pertinentes selon les titres analysés. Elles entrent aussi souvent en résonnances les unes avec les autres.
Identifier ces angles est un premier pas pour engager une réflexion plus large sur la diversité et l’inclusion dans les jeux vidéo.
1. Représentations
Les jeux vidéo présentent encore souvent des personnages féminins de manière stéréotypée et sexualisée, malgré une augmentation de leur présence. Leurs traits – tenues dénudées, poses cambrées, démarche déhanchée, voix sensuelle – sont empruntés aux clichés visuels d'autres médias, comme le cinéma, et renforcent l'image d'une femme objet. Par exemple, dans Monster Hunter, les armures des personnages féminins sont révélatrices, contrairement aux équipements couvrants des personnages masculins. Dans League of Legends, les personnages féminins émettent des gémissements plus marqués en cas de blessure, illustrant un traitement distinct et hypersexualisé. Toute tentative de désexualiser un personnage suscite souvent des réactions virulentes de la part des joueurs, comme dans le cas d'Ashley Graham dans le remake de Resident Evil 4. La diversité reste également limitée : les personnages féminins racisés, en situation de handicap ou LGBTQIA+ sont encore sous-représentés.
Les rôles et capacités des personnages féminins sont souvent empreints de stéréotypes de genre. Par exemple, dans League of Legends, les personnages féminins sont majoritairement assignés aux rôles de soutien, avec une capacité de "charme", alors que les rôles de tank sont dominés par des personnages masculins. Cette division est également perceptible dans des jeux comme Resident Evil où choisir un personnage féminin facilite le jeu, sous-entendant que l'expérience « sérieuse » nécessite de jouer un homme. De plus, de nombreux jeux imposent un rôle de protection aux joueurs envers des personnages féminins, comme dans ICO, renforçant l'idée de la femme fragile ayant besoin d'assistance. Peu de jeux mettent en avant des protagonistes féminins autonomes ; lorsqu'ils sont présents, ces personnages servent souvent d'élément narratif motivant pour les héros masculins, plutôt que de disposer d'une réelle profondeur ou d'une conscience subjective. Quelques jeux récents, comme Venba, commencent néanmoins à aborder des thématiques féminines de manière plus nuancée, mais ces œuvres demeurent marginales dans une industrie encore focalisée sur les récits et archétypes masculins.
2. Production
Dans l'industrie du jeu vidéo, les moyens financiers alloués au développement varient fortement selon le type de jeu et son public cible. Les jeux destinés à un public masculin , tels que les jeux de tir ou les compétitions e-sport, reçoivent souvent des budgets plus élevés, favorisant leur visibilité et leur succès commercial. Les jeux plus narratifs ou explorant des thématiques sociales, qui pourraient attirer une audience plus diversifiée, sont souvent moins financés et donc moins accessibles aux joueur.euses. Cette hiérarchie des budgets renforce l'idée que les jeux « sérieux » ou « populaires » sont ceux ciblant un public masculin, tandis que les jeux pour un public mixte ou plus féminin peinent à obtenir les mêmes investissements. En définitive, le financement reflète et renforce les stéréotypes de genre dans l'industrie, marginalisant les types de jeux susceptibles de toucher des audiences plus variées.
La place des femmes dans la production de jeux reste limitée, en particulier dans les postes techniques comme ceux d’ingénierie et de développement, où elles sont sous-représentées. Les entreprises de jeu vidéo, encore largement masculines, peinent à promouvoir des environnements inclusifs qui permettent aux femmes de s’épanouir professionnellement. Les conditions de travail, marquées par le phénomène du « crunch » (heures supplémentaires intensives), sont particulièrement hostiles pour les femmes, qui doivent souvent composer avec des responsabilités familiales, parfois sans accès à des dispositifs comme les congés maternité prolongés. De plus, les mesures contre le sexisme et les risques psychosociaux, pourtant répandus dans ce secteur, sont encore insuffisantes. Face à la toxicité dans les interactions autour des jeux, le rôle des entreprises dans la modération et la gestion des comportements nocifs devient crucial pour créer un environnement sûr, à la fois pour les joueuses et les femmes dans l’industrie.
3. Langages
Dans de nombreux jeux vidéo, le regard porté sur les personnages féminins est souvent influencé par le "male gaze", ou regard masculin, qui façonne la manière dont les femmes sont perçues et mises en scène. La caméra accentue leurs courbes et leur apparence physique de manière suggestive, parfois même au détriment de la narration. Un exemple frappant est celui de Miranda dans Mass Effect, dont le personnage est régulièrement sexualisé par des angles de caméra malgré des dialogues graves, comme lorsqu’elle parle de la disparition de sa sœur. Ces mises en scène soulignent une vision réductrice des personnages féminins, centrée sur l’apparence plutôt que sur la profondeur narrative.
La maîtrise des jeux vidéo elle-même peut être influencée par un biais genré. L’interface des jeux, souvent conçue pour des utilisateurs aguerris, est plus accessible à ceux qui ont déjà une grande familiarité avec la technologie, un domaine historiquement dominé par les hommes. L’utilisation complexe de l’interface de jeu exige du temps, une capacité de concentration prolongée et une certaine aisance avec les outils informatiques. Pour les joueur.euses moins expérimenté.es ou pour celles aux disponibilités temporelles limitées, cette dimension technique peut s'avérer excluante, freinant leur progression et leur immersion.
4. Technologies
La technologie des jeux vidéo, bien qu’en constante évolution, révèle des biais importants dans sa conception et son accessibilité pour des publics variés. Prenons par exemple la manette Stadia de Google, lancée en 2019. La société a misé sur une esthétique « non genrée » pour attirer hommes et femmes, choisissant un vert consensuel. Mais au-delà de la couleur, Google a soulevé un problème plus fondamental : les manettes ne sont pas adaptées à toutes les morphologies de mains. Cela souligne la nécessité d’un design qui tienne compte de divers types de corps pour une accessibilité accrue.
Les casques de réalité virtuelle (VR) illustrent aussi ces biais sexistes. Les femmes sont plus susceptibles de souffrir de cybercinétose (mal des transports en VR) en raison d’une distance interpupillaire qui est souvent calibrée pour des visages masculins. Une étude a montré que cette gêne disparaît lorsque le casque est ajusté pour mieux correspondre à la morphologie féminine, soulignant un besoin d’inclusivité dès la conception.
L’accessibilité matérielle au sens large est également un enjeu de taille. Les configurations idéales pour le gaming, que ce soit en loisir ou en profession, impliquent souvent des investissements coûteux et un espace personnel, comme une pièce dédiée. Cependant, les femmes ont généralement moins accès à ces ressources financières et matérielles, ce qui constitue un frein à leur participation dans l’univers du jeu.
Sur le plan des données, les jeux mobiles révèlent des stratégies de marketing différenciées, exploitant souvent des stéréotypes de genre. Par exemple, les femmes sont 79 % plus enclines que les hommes à effectuer des achats dans les applications, une statistique exploitée par des campagnes ciblées. Certaines applications vont même jusqu’à proposer des fonctionnalités liées aux cycles menstruels, ce qui interroge sur la nature des données collectées et les tactiques de monétisation genrées.
En somme, des manettes aux casques VR en passant par le marketing des données, la technologie dans les jeux vidéo gagnerait à se réinventer pour répondre aux besoins d’un public véritablement diversifié.
5. Typologie
Le genre d’un jeu vidéo influence fortement le type de public qu’il attire et les attentes culturelles autour de sa maîtrise. Certains genres, comme les jeux de simulation scientifique (Kerbal Space Program) ou les jeux de tir, sont souvent perçus comme « masculins », attirant un public plus majoritairement masculin et bénéficiant d’un certain prestige dans la culture vidéoludique. À l’inverse, les jeux dits « pour filles », associés à des codes visuels « féminins » comme le rose ou les thèmes de mode, d'arts créatifs et de soins, sont souvent dévalorisés et considérés comme moins sérieux, bien qu’ils touchent un public diversifié et incluent des éléments de gameplay complexes.
La culture ludique nécessaire pour maîtriser un jeu varie aussi selon le genre. Certains jeux exigent une connaissance approfondie des références de la culture vidéoludique (par exemple, les codes des jeux de rôle ou de combat), qui n’est pas accessible à tous les joueur.euses de manière égale. Cette maîtrise peut créer une hiérarchie implicite, valorisant les joueurs capables de décoder ces références et ayant déjà une expérience des jeux de ce genre.
Enfin, la réussite dans un jeu dépend souvent du temps et de la disponibilité mentale que l’on peut y consacrer. Les jeux demandant un investissement soutenu sur de longues périodes, comme les RPG ou les jeux de stratégie, favorisent ceux qui ont plus de temps libre ou une charge mentale réduite. Pour les joueur.euses ayant des responsabilités familiales ou professionnelles, cette exigence temporelle peut être un obstacle, renforçant ainsi une division entre les « hardcore gamers » et les joueurs occasionnels, souvent associés aux joueuses, et dévalorisés dans la hiérarchie de la culture du jeu.
6. Publics
Qui est la cible du jeu ?
Le public des jeux vidéo a longtemps été pensé comme masculin, influençant profondément le marketing des jeux et leur représentation. Depuis les années 80, les publicités de jeux vidéo visent prioritairement les garçons, renforçant des stéréotypes de genre où la masculinité est associée à la force et à la domination, tandis que les femmes y apparaissent de manière stéréotypée ou sexualisée. Les jeux mobiles, malgré leur public plus diversifié, n’échappent pas à cette tendance : beaucoup utilisent des publicités sexistes où les personnages féminins sont objectifiés ou placés dans des situations dégradantes. Par ailleurs, certains jeux « pour filles » exploitent des thèmes et des couleurs spécifiques (rose, pastel) autour d’activités comme le maquillage ou la mode, limitant l’accès des filles aux jeux perçus comme « sérieux » ou « compétitifs ».
Pour les grands studios, le sexisme dans le marketing a parfois pris une forme plus subtile. Dans Assassin’s Creed Valhalla, par exemple, seule la version masculine du personnage principal figure sur la jaquette pour séduire un public masculin. Par ailleurs, le financement marketing est souvent orienté pour attirer spécifiquement les hommes, avec un budget plus faible pour promouvoir des jeux potentiellement moins populaires auprès d’eux. La masculinité militarisée se retrouve aussi dans les thèmes de nombreux jeux, où la violence, la domination et la compétition sont au cœur du gameplay, renforçant l’idée que le jeu vidéo est un espace destiné aux hommes.
Les interactions au sein des jeux et des communautés renforcent cette dynamique. Le jeu en ligne reste un espace hostile pour les femmes et les minorités, que ce soit dans les chats multijoueurs, les forums ou les réseaux sociaux. Le phénomène du GamerGate a illustré cette hostilité, et les campagnes en ligne contre la diversité et l'inclusion se poursuivent, visant à exclure tout ce qui n’est pas perçu comme « masculin ». Face à cela, certains éditeurs et développeurs renforcent leurs mesures de modération et prennent position contre le harcèlement. Par exemple, la série Halo a supprimé le « chat de proximité » en ligne, qui permettait des interactions vocales avec les ennemis proches, en raison de la toxicité, notamment misogyne, qui s’y manifestait. Quelques studios sont de plus en plus clairs sur leurs valeurs et leur refus du harcèlement, montrant une volonté de transformer le jeu vidéo en un espace plus inclusif, même si la résistance persiste.
En adoptant une approche pédagogique fondée sur ces six dimensions du média, cet article offre un outil d’analyse complet pour explorer les jeux vidéo au-delà de leur surface ludique. Ces dimensions – production, représentation, langage, typologie, technologies et publics – agissent comme des prismes qui dévoilent les multiples façons dont les jeux vidéo véhiculent et parfois renforcent des normes de genre et des stéréotypes. Cette grille analytique fonctionne comme un « couteau suisse » de la critique médiatique, permettant de décomposer les mécanismes qui influencent nos perceptions, consciemment ou non.
L’approche par dimensions aide aussi à saisir les interactions entre ces aspects : les choix de production impactent les représentations, le langage influence la réception, et ainsi de suite. En clarifiant les enjeux et en les rendant accessibles, cette méthode pédagogique vous outille, joueur.euses et pro du JV pour repérer, comprendre et, peut-être, réorienter la culture vidéoludique vers plus de diversité et d’inclusion.
Article écrit par Média Animation pour Witch Gamez, 10/10/2024
Avec le soutien du Conseil Supérieur de l'Education aux Médias.