Ce que les jeux vidéo vendent aux garçons

L'industrie du jeu vidéo, à l'instar de toute autre, est régie par des dynamiques économiques, des mouvements culturels, et une évolution historique qui l'a façonnée au fil du temps. Au-delà d'un simple loisir, le jeu vidéo représente un espace mêlant création, commerce, plaisir et influence. Depuis ses premiers jours, cette industrie a choisi de cibler un groupe spécifique : les jeunes garçons, un choix loin d'être fortuit.
Durant les années 1980 et 1990, suite à la crise de 1983, il était nécessaire de trouver un moyen de relancer le secteur. Pour stimuler les ventes, les grandes entreprises de jeux vidéo ont misé sur un public cible précis : les jeunes garçons. Il s’agissait ainsi de leur vendre un modèle de masculinité hégémonique qu’ils allaient pouvoir incarner dans les jeux vidéo. 
Un héros viril, sinon rien
LDuke Nukem Forever, 2011a masculinité hégémonique est un concept sociologique introduit par Raewyn Connell1 dans les années 1980 pour décrire une forme dominante de masculinité au sein d'une culture donnée. Elle correspond à des normes idéalisées de comportements, d’attitudes et de valeurs masculines qui renforcent une position de pouvoir et de supériorité par rapport aux autres genres, et aussi par rapport aux masculinités alternatives (par exemple, les masculinités dites « subordonnées » car plus éfféminées ou homosexuelles). En somme, elle renforce l'idée qu'un « vrai homme » est fort, autonome, rationnel, parfois agressif et hétérosexuel.


Dans le domaine des jeux vidéo, le modèle des personnages masculins tend à reproduire cette masculinité hégémonique. Ainsi sont sortis beaucoup de jeux vidéo proposant de jouer des héros forts, blancs, hétérosexuels, à la mâchoire carrée, stoïques. On pense aux personnages emblématiques comme ceux de Doom, Duke Nukem, ou même Kratos dans God of War. Ce sont des archétypes de héros musclés, peu enclins à exprimer des émotions en dehors de la colère, et toujours engagés dans des quêtes de pouvoir, de territoire, de vengeance ou de combat contre des menaces écrasantes.

    
Ces représentations renforcent des normes de genre. En montrant des hommes « idéaux » sous forme de guerriers invincibles, ces personnages contribuent à ancrer l’idée que les hommes doivent être forts, dominer les femmes et “les faibles” et et être prêts à se battre. Cela peut perpétuer des attentes rigides vis-à-vis de la masculinité, à la fois dans les jeux vidéo et dans la société réelle. En présentant ces archétypes comme des idéaux à atteindre ou des modèles à admirer, l'industrie a non seulement consolidé des normes masculines stéréotypées, mais elle a également créé une boucle où la demande pour ces personnages renforce leur présence continue dans les jeux vidéo.
Il s’agissait donc de faire rêver ces héros musclés à une tranche de la population qui n’y correspondait pas vraiment. 
En quoi le geek est-il viril ?
S’il y a bien une figure de la pop culture qui, à première vue, ne semble pas correspondre à cet idéal de la masculinité hégémonique, c’est bien la figure du “geek”. 
Souvent vue comme un souffre-douleur socialement dévalorisé et dévirilisé, elle parvient cependant à s’approprier certains éléments de la masculinité hégémonique en imposant un cadre d'expertise et de spécialisation qui lui confère un pouvoir particulier. Même en étant perçu comme éloigné des attributs classiques de la virilité (par exemple, le succès romantique ou la force physique), le geek utilise la compétence technique et la maîtrise exclusive pour se construire une position de supériorité, établissant ainsi des hiérarchies subtiles. Ce discours de la performance et de l’expertise lui permet de revendiquer un pouvoir dans les cercles technologiques et de garder un contrôle sur les ressources et les codes symboliques qui y règnent.
Des figures emblématiques, comme Mark Zuckerberg, illustrent bien cette dynamique : elles incarnent une masculinité valorisée par la technicité, la productivité intense, et la performance créative. En maîtrisant les compétences spécifiques (connaissance des logiciels, choix de la machine et du matériel, jouer aux « bons » jeux, sur PC et pas sur console ou encore moins smartphone), le geek crée un discours d'autorité qui confère une exclusivité à son savoir et marginalise les autres, surtout les femmes, car l’identité masculine se fait toujours en rejet de toute féminité. Cette masculinité geek, bien que différente des formes dominantes de virilité, reproduit le privilège masculin en réservant un pouvoir particulier aux experts et initiés, consolidant une forme de hiérarchie sociale autour de la compétence.
La figure du génie informatique, du virtuose du code ou du joueur invétéré valorise aussi un mode de vie chronophage, reclus et exclusif qui, bien qu’en marge de la société dominante, tend à imposer sa propre échelle de valeur. En se distançant des activités mainstream et en cultivant des codes complexes et difficiles d'accès, la masculinité geek parvient ainsi à reconquérir une forme d'autorité et de pouvoir, tout en perpétuant les privilèges masculins d'une autre manière.
Pour dominer qui finalement ?
La masculinité hégémonique, dans le contexte des jeux vidéo, cherche avant tout à dominer les autres masculinités et à maintenir un cadre de pouvoir qui exclut et marginalise femmes, minorités de genre et minorités ethniques. Ce modèle de masculinité fort, invincible, et conquérant, visant un public geek, a servi dans les années 80 et 90 comme stratégie de marketing pour séduire et fidéliser un public majoritairement masculin en quête de puissance et d’identification à ces idéaux virils. Ce public, encouragé à aspirer à une version idéalisée de la virilité, nourrit encore aujourd’hui un modèle d’exclusion qui façonne non seulement la perception des jeux vidéo mais aussi la culture qui les entoure.
L’industrie du jeu vidéo a, de fait, une responsabilité dans le maintien de normes de genre strictes et exclusives. En capitalisant sur cette masculinité hégémonique, elle a alimenté un imaginaire valorisant l'agressivité, la domination et la conquête, des valeurs qui renforcent un système binaire et patriarcal. Cette vision genrée ne laisse guère de place à des représentations inclusives ou à des modèles de personnages plus diversifiés, car elle s’appuie sur une hiérarchisation des rôles en fonction du genre. L’impact de cette stratégie est encore perceptible aujourd’hui, où les pratiques de jeu et les communautés en ligne reflètent souvent des normes excluantes et rigides.
Pour transformer cette dynamique, l'industrie du jeu vidéo est appelée à un examen de conscience sur les valeurs qu'elle continue de promouvoir. Tant que les rôles genrés et les hiérarchies traditionnelles demeurent au cœur des représentations dans les jeux, les normes sexistes et les inégalités de genre resteront intégrées dans les productions et la culture vidéoludique. Cela nécessite un changement en profondeur dans la manière dont les genres, les corps, et les relations de pouvoir sont imaginés et représentés, afin d'élargir l'espace de jeu à des représentations qui incluent l'ensemble des joueurs et joueuses.


1Raewyn Connell, Masculinités : enjeux sociaux de l'hégémonie, éditions Amsterdam, 2022.

Article écrit par Chloé Tran Phu pour Witch Gamez, 02/08/2024

Avec le soutien du Conseil Supérieur de l'Education aux Médias.

Pour aller plus loin

Le podcast de Witch Gamez "En direct de la cuisine", épisode 1, octobre 2024.

L'article sur Culture G : "Genre et jeux vidéo (3) : les muscles et des couilles", 2012.